Cour de Cassation, Chambre criminelle, du 27 novembre 2001, 00-86.968, Inédit

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, en son audience publique tenue au Palais de Justice à PARIS, le vingt-sept novembre deux mille un, a rendu l'arrêt suivant :

Sur le rapport de Mme le conseiller MAZARS, les observations de la société civile professionnelle GATINEAU, Me BROUCHOT, avocats en la Cour, et les conclusions de M. l'avocat général LAUNAY ;

Statuant sur le pourvoi formé par :

- B... Jean-Pierre,

contre l'arrêt de la cour d'appel de LYON, 4ème chambre, en date du 10 octobre 2000, qui, pour homicide involontaire, blessures involontaires et infractions à la réglementation sur la sécurité des travailleurs, l'a condamné à 3 mois d'emprisonnement avec sursis et 10 000 francs d'amende, et a prononcé sur les actions civiles ;

Vu les mémoires produits, en demande et en défense ;

Sur le moyen unique de cassation, pris de la violation des articles L. 231-1, L. 231-2, L. 263-2, L. 263-6 alinéa 1, L. 263-2-1, R. 231-66 et suivants, R. 233-1 R. 237-1 et suivants du Code du travail, des articles 121-3 dans sa rédaction issue de la loi n 2000-647 du 10 juillet 2000, R. 625-2 et 625-4 du Code pénal et des articles 591 et 593 du Code de Procédure pénale, défaut de motif et manque de base légale ;

"en ce que l'arrêt attaqué a déclaré Jean-Pierre B..., fondé de pouvoir de l'Agence de Lyon de la Société Gondrand, coupable des infractions d'homicide involontaire et de blessures involontaires et manquements aux règles édictées en matière d'hygiène et de sécurité des travailleurs et l'a condamné à une peine d'emprisonnement avec sursis de 3 mois et à une amende de 10 000 francs ainsi qu'au paiement de dommages-intérêts aux parties civiles ;

"aux motifs qu'il résulte de la procédure que le 10 avril 1996 une délégation de pouvoirs en matière d'hygiène et de sécurité du travail a été accordée à Jean-Pierre B... par le président-directeur-général de la société française de Transports Gondrand Frères ; que cette délégation parfaitement explicite, concernait l'établissement secondaire de Lyon ;

qu'une seconde délégation de pouvoir établie dans les mêmes termes visant les établissements secondaires de Lyon et de Roanne lui a été accordée le 29 octobre 1996 soit dix mois avant l'accident et qu'elle était toujours en vigueur lors de la survenance de celui-ci le 12 septembre 1997 ;

que Daniel X..., entré dans l'entreprise en 1976 en qualité de chauffeur manutentionnaire, est devenu chef de l'agence de Roanne une quinzaine d'années plus tard et percevait au moment de l'accident un salaire relativement modeste puisqu'inférieur à 12 000 francs nets ;

que, lors de son audition par les services de gendarmerie, le jour de l'accident, alors que ne se posait pas encore la question de l'imputabilité des infractions, il a déclaré "mon supérieur est Jean-Pierre B..."; que de son côté celui-ci s'est transporté immédiatement sur les lieux, puisqu'il a été entendu par les enquêteurs dès le 12 septembre 1997 ;

qu'il est manifeste qu'il se sentait vivement impliqué dans les événements survenus à l'agence de Roanne bien que celle-ci fût selon lui un établissement de plein exercice ;

que la convention collective précise que le chef d'agence est un agent de maîtrise responsable du fonctionnement d'une agence disposant d'une large autonomie "dans le cadre des directives générales qu'il reçoit" ; que s'il est largement autonome, il n'est nullement indépendant et qu'il doit se conformer aux directives générales de son supérieur, en l'espèce Jean-Pierre B... ;

qu'André C..., directeur général de la Société Gondrand, a déclaré le 24 février 1999 aux services de police "il a été fait délégation de pouvoir sur les responsables de succursales ayant autorité et compétence requises ; en ce qui concerne la zone géographique de Roanne, la délégation a été attribuée à Jean-Pierre B... responsable de l'agence Gondrand de Lyon ; cette délégation vaut en matière d'hygiène et de sécurité ... la direction générale se trouve ici à Paris, puis une direction locale est implantée à Lyon, cette dernière supervisant l'agence de Roanne... dirigée par Daniel X..., chef d'agence ;

que cette déclaration révèle que la direction générale de la Sté Gondrand n'avait pas consenti de délégation de pouvoir au chef de l'agence de Roanne lors de l'accident du 12 septembre 1997 ; que cette délégation n'est intervenue qu'ultérieurement, le 15 décembre 1999 ;

que, par ailleurs, aucun élément du dossier ne démontre qu'antérieurement à l'accident, Jean-Pierre B... avait subdélégué ses pouvoirs en matière d'hygiène et de sécurité à Daniel X..., chef de l'agence de Roanne, bien qu'il fût autorisé à le faire aux termes de la délégation à lui accordée ; qu'il en résulte qu'il appartenait à Jean-Pierre B... de veiller personnellement à la stricte et constante exécution des dispositions édictées par le Code du travail ou les règlements pris pour son application en vue d'assurer l'hygiène et la sécurité des travailleurs ;

"et aux motifs adoptés du jugement qu'il est de jurisprudence constante que le chef d'entreprise qui n'a pas personnellement pris part à la réalisation de l'infraction peut s'exonérer de sa responsabilité pénale s'il rapporte la preuve qu'il a délégué ses pouvoirs à une personne pourvue de la compétence, de l'autorité et des moyens nécessaires pour veiller efficacement au respect des dispositions en vigueur ;

en l'espèce, il sera relevé que la succursale de Roanne de la Sté Gondrand, exécutant du marché précité, dépend administrativement de l'établissement secondaire de Lyon, pour lequel le prévenu jouit d'une délégation de pouvoir en matière commerciale, administrative et judiciaire, selon un acte sous seing privé de cette personne morale en date du 10 avril 1996 ;

que s'il est néanmoins exact, par ailleurs, qu'antérieurement à l'exécution de l'opération ayant provoqué l'homicide et les blessures visées à la citation, Daniel X..., salarié de la Sté Gondrand, s'était rendu dans les locaux de la Sté Tubolac pour estimer la nature et la quantité de matériel nécessaires pour mener à bien cette manoeuvre, et s'il est tout aussi constant que le déplacement de la machine s'est effectué avec ledit matériel, ces éléments de fait ne sauraient suffire à eux seuls à décharger le prévenu de sa responsabilité eu égard à la délégation de pouvoirs précitée ;

de surcroît, Jean-Pierre B... ne rapporte pas la preuve que Daniel X..., de par sa formation, son niveau de rémunération et les moyens matériels dont il disposait, jouissait d'une délégation de fait en matière d'hygiène et de sécurité ;

qu'en outre, il n'est pas établi qu'il bénéficiait de prérogative disciplinaire à l'égard des employés travaillant dans la succursale de Roanne lui permettant de faire respecter par ces derniers la réglementation en la matière ;

"alors, d'une part, qu'un responsable d' agence peut bénéficier d'une délégation de pouvoir de fait dès lors qu'il dispose au sein de son agence d'une autonomie suffisante, peu important qu'il ne soit pas totalement indépendant dans l'exercice de ses fonctions ;

qu'en l'espèce, Jean-Pierre B... faisait valoir dans ses conclusions d'appel que Daniel X..., chef de l'Agence de Roanne de la Société Gondrand depuis le 9 octobre 1989, disposait, à la date de l'accident, des pouvoirs les plus étendus pour assurer la gestion de cette agence, dotée d'une large autonomie de fonctionnement et dont le rattachement à l' agence de Lyon - dont Jean-Pierre B... était fondé de pouvoir - était purement administratif ;

que Daniel X... avait ainsi le pouvoir d'adresser des injonctions au personnel relevant de sa responsabilité et donc celui de faire respecter les règles de sécurité et de gestion du personnel ;

que la gestion des conséquences de l'accident par le préposé, démontrait également qu'il était bien le véritable responsable de l'agence, investi des pouvoirs et de l'autorité nécessaires pour veiller au respect de la réglementation en vigueur ;

qu'ainsi, en l'absence de toute modification intervenue dans l'exercice des fonctions, la délégation de pouvoir finalement conférée à Daniel X... le 15 décembre 1999, n'avait fait qu'entériner la subdélégation de fait dont il bénéficiait déjà à la date de l'accident ;

qu'en excluant néanmoins l'existence d'une telle délégation de fait à cette date, aux motifs que Daniel X..., bien que largement autonome dans l'exercice de sa fonction, "n'est nullement indépendant et doit se conformer aux directives générales de son supérieur hiérarchique, Jean-Pierre B... ", fondé de pouvoir de la succursale de Lyon (arrêt p.10 7), sans rechercher si Daniel X... ne bénéficiait pas dans l'exercice de sa fonction de chef d'agence, de pouvoirs suffisants pour veiller au respect de la réglementation au sein de ladite agence, l'arrêt n'a pas justifié légalement sa décision de retenir la responsabilité pénale de Jean-Pierre B... ;

"alors, d'autre part, qu'il résulte de l'article 121-3 du Code pénal, dans sa rédaction postérieure à la loi du 10 juillet 2000, que la personne poursuivie qui n'a pas personnellement pris part à la réalisation du dommage, est pénalement responsable que s'il est établi à son encontre, soit la violation manifestement délibérée d'une obligation de prudence ou de sécurité, soit l'existence d'une faute caractérisée, ayant exposé autrui à un risque d'une particulière gravité qu'elle ne pouvait ignorer ;

qu'en se bornant à affirmer "qu'en omettant de veiller personnellement à la stricte et constante application de mesures prescrites pour assurer la sécurité des travailleurs, le prévenu avait commis "une faute caractérisée ayant exposé les victimes à un risque d'une particulière gravité qu'il ne pouvait ignorer," l'arrêt qui ne s'est livré à aucune appréciation concrète des circonstances de l'espèce permettant de retenir l'existence d'un manquement fautif délibéré du prévenu, a violé le texte précité ;

"alors, enfin, que la culpabilité du prévenu ne peut être retenue du chef d'infraction involontaire, que si le manquement de ce denier a concouru à la réalisation du dommage ;

qu'il résulte des constatations de l'arrêt attaqué que Alain Henri Y..., chef d'entreprise de la Société utilisatrice Tubolac, avait non seulement manqué à l'obligation lui incombant d'assurer la coordination générale des mesures de prévention, mais qu'il avait de plus bouleversé les conditions d'intervention de l'entreprise extérieure, la Société Gondrand, en faisant déplacer cinq machines au lieu des trois machines prévues par le contrat ;

que l'accident était survenu lors du déplacement de la cinquième machine plus lourde que les précédentes, qui avait basculé pour se renverser sur Jérôme Z..., blessant Christian A... qui se trouvait à proximité (arrêt p.7 9 et p. 12 2 et 3) ;

qu'en affirmant qu'il existait bien un lien de causalité certain entre la méconnaissance de la réglementation sur la sécurité du travail par Jean-Pierre B..., préposé de la Société extérieure Gondrand, et les délits involontaires sur les personnes de Jérôme Z... et Christian A... (arrêt p.11 6), quand les circonstances de l'accident telles que relatées par l'arrêt, excluaient au contraire tout lien entre la méconnaissance de l'infraction et les infractions précitées, l'arrêt n'a pas tiré les conséquences de ses propres constatations" ;

Attendu qu'il résulte de l'arrêt attaqué qu'un salarié de la société de transports Gontrand qui participait à une manoeuvre de déplacement, à l'aide de roulettes, d'une presse de plus de trois tonnes, dans un atelier de l'usine de la société Tubolac, a été écrasé et tué par la chute de cette machine qui a basculé ; qu'un employé de la société Tubolac, qui se trouvait à proximité, a été blessé ; qu'à la suite de cet accident, Jean-Pierre B..., directeur de la société Gontrand et titulaire d'une délégation de pouvoirs, a été cité devant le tribunal correctionnel pour homicide involontaire, blessures involontaires et infractions à la réglementation relative à la sécurité des travailleurs ; qu'il lui est reproché de ce dernier chef, en premier lieu, d'avoir omis d'organiser une formation pratique et appropriée en matière de sécurité des travailleurs, en second lieu, d'avoir contrevenu aux prescriptions des articles R . 231-66 à R . 231-68 et R . 233-1 du Code du travail en ne prenant pas les mesures d'organisation appropriées ou les moyens adéquats afin d'éviter le recours à la manutention manuelle de charges par les travailleurs ou, lorsque la manutention manuelle ne peut être évitée d'évaluer les risques et d'organiser les postes de travail de façon à éviter et réduire ces risques et veiller à ce que les travailleurs reçoivent des indications estimatives et des informations précises sur le poids de la charge et sur la position de son centre de gravité ou de son côté le plus lourd, et en troisième lieu , étant responsable d'une entreprise extérieure, d'avoir omis de procéder en commun avec l'entreprise utilisatrice à l'analyse des risques et d'arrêter en commun un plan de prévention en vue de prévenir ces risques et omis de faire connaître aux salariés les dangers spécifiques auxquels ils étaient exposés, en violation des articles R . 237-1 et suivants du Code du travail ;

Attendu que, pour écarter l'argumentation du prévenu qui soutenait avoir subdélégué ses pouvoirs au chef d'agence, en matière de sécurité, la cour d'appel retient, notamment, par les motifs reproduits au moyen, que la délégation de pouvoirs invoquée n'est pas prouvée, ce chef d'agence, placé sous la subordination du prévenu n'ayant ni la compétence ni l'autonomie nécessaires pour l'exercer ;

Que, pour le déclarer coupable des chefs de la prévention, les juges relèvent que les salariés de la société de transports n'avaient reçu aucune formation pratique en matière de sécurité du travail ;

qu'aucune disposition n'avait été prise pour éviter le recours à la manutention manuelle, ni pour employer des moyens adaptés, les roulettes utilisées n'étant pas appropriées au transport de charges de plus de trois tonnes ; qu'aucune évaluation des risques n'avait été réalisée et qu'il est significatif qu'un employé de l'entreprise utilisatrice ait été blessé lors de l'accident, ces éléments démontrant que l'intervention de l'entreprise extérieure a eu lieu dans la confusion et sans concertation préalable entre les deux chefs d'entreprises ; que les juges énoncent que les infractions aux règles de sécurité imputables au prévenu sont la cause du décès et des blessures ; qu'ils ajoutent que, s'il n'a pas causé directement le dommage, Jean-Pierre B... n'a pas pris les mesures qui eussent permis de l'éviter et, qu'en omettant de veiller personnellement à l'application des mesures prescrites pour assurer la sécurité des travailleurs, le prévenu a commis une faute caractérisée ayant exposé les victimes à un risque d'une particulière gravité qu'en sa qualité de professionnel de la manutention il ne pouvait ignorer ;

Attendu qu'en l'état de ces motifs, procédant de son appréciation souveraine, d'où il résulte que le prévenu a commis une faute caractérisée au sens de l'article 121-3, alinéa 4, du Code pénal dans sa rédaction issue de la loi du n° 2000-647 du 10 juillet 2000, la cour d'appel a justifié sa décision ;

D'où il suit que le moyen ne saurait être accueilli ;

Et attendu que l'arrêt est régulier en la forme ;

REJETTE le pourvoi ;

Ainsi jugé et prononcé par la Cour de Cassation, chambre criminelle, en son audience publique, les jour, mois et an que dessus ;

Etaient présents aux débats et au délibéré, dans la formation prévue à l'article L.131-6, alinéa 4, du Code de l'organisation judiciaire : M. Cotte président, Mme Mazars conseiller rapporteur, M. Joly conseiller de la chambre ;

Avocat général : M. Launay ;

Greffier de chambre : Mme Lambert ;

En foi de quoi le présent arrêt a été signé par le président, le rapporteur et le greffier de chambre ;

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