Conseil d'État, 7ème et 2ème sous-sections réunies, 10/10/2012, 340647, Inédit au recueil Lebon

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu le pourvoi sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 17 juin et 30 août 2010 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés pour la commune de Baie-Mahault, représentée par son maire ; la commune demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler l'arrêt n° 08BX02268 - 08BX02707 du 11 mars 2010 par lequel la cour administrative d'appel de Bordeaux a rejeté sa requête tendant à l'annulation du jugement n° 01-27 du 26 juin 2008 par lequel le tribunal administratif de Basse-Terre l'a condamnée à verser à la société Serco la somme de 1 187 605,41 euros, déduction faite des provisions accordées par ordonnances, et assortie d'intérêts eux-mêmes capitalisés ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à son appel ;

3°) de mettre à la charge de la société Serco le versement d'une somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu le code des marchés publics ;

Vu le code de justice administrative ;




Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Laurent Cytermann, Maître des Requêtes en service extraordinaire,

- les observations de Me Balat, avocat de la commune de Baie-Mahault et de la SCP Coutard, Munier-Apaire, avocat de la société Serco,

- les conclusions de M. Bertrand Dacosta, rapporteur public ;

La parole ayant été à nouveau donnée à Me Balat, avocat de la commune de Baie-Mahault et à la SCP Coutard, Munier-Apaire, avocat de la société Serco ;



1. Considérant qu'il résulte des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la commune de Baie-Mahault a conclu en 1991 avec la société Serco un marché de mobilier urbain ayant pour objet la location de trois journaux électroniques d'information pour une durée de dix ans ; que ce contrat a été renouvelé en 2001, puis en 2006, en application d'une clause de tacite reconduction d'une durée de cinq ans ; que la commune de Baie-Mahault se pourvoit en cassation contre l'arrêt de la cour administrative d'appel de Bordeaux qui l'a condamnée à verser 1 187 605,41 euros à la société Serco pour les sommes restant dues au titre de l'exécution du contrat ;

Sur le pourvoi :

2. Considérant que lorsque les parties soumettent au juge un litige relatif à l'exécution du contrat qui les lie, il incombe en principe à celui-ci, eu égard à l'exigence de loyauté des relations contractuelles, de faire application du contrat ; que, toutefois, dans le cas seulement où il constate une irrégularité invoquée par une partie ou relevée d'office par lui, tenant au caractère illicite du contenu du contrat ou à un vice d'une particulière gravité relatif notamment aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement, il doit écarter le contrat et ne peut régler le litige sur le terrain contractuel ; qu'ainsi, lorsque le juge est saisi d'un litige relatif à l'exécution d'un contrat, les parties à ce contrat ne peuvent invoquer un manquement aux règles de passation, ni le juge le relever d'office, aux fins d'écarter le contrat pour le règlement du litige ; que, par exception, il en va autrement lorsque, eu égard, d'une part, à la gravité de l'illégalité et, d'autre part, aux circonstances dans lesquelles elle a été commise, le litige ne peut être réglé sur le fondement de ce contrat ;

3. Considérant que la cour administrative d'appel de Bordeaux a jugé que les vices tirés du recours irrégulier à la procédure de marché négocié et de l'absence d'avis favorable et motivé de la commission d'appel d'offres ne pouvaient permettre d'écarter l'application du contrat, au seul motif que ces irrégularités, qui se rattachent à la procédure de passation, ne concernent ni le contenu du contrat ni les conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement ; qu'en statuant ainsi, sans rechercher si la gravité de ces irrégularités et les circonstances dans lesquelles elles avaient été commises n'imposaient pas d'écarter le contrat pour le règlement du litige, la cour a commis une erreur de droit ; que par suite, et sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens du pourvoi, l'arrêt attaqué doit être annulé ;



4. Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au fond au titre de l'article L. 821-2 du code de justice administrative ;

Sur la régularité du jugement de première instance :

5. Considérant que le moyen tiré de ce que le jugement du tribunal administratif de Basse-Terre méconnaîtrait les exigences de l'article R. 741-2 du code de justice administrative n'est assorti d'aucune précision permettant d'en apprécier le bien-fondé ;

Sur les vices affectant la validité du contrat initial :

6. Considérant que, si la commune de Baie-Mahault fait valoir que ce contrat aurait été passé irrégulièrement selon la procédure de marché négocié, sans la mise en concurrence prévue par l'article 312 bis du code des marchés publics alors applicable, et si elle se prévaut de l'absence d'avis favorable et motivé de la commission d'appel d'offres, elle n'invoque notamment aucun élément relatif aux circonstances dans lesquelles ces irrégularités auraient été commises et ainsi susceptibles de conduire à écarter l'application du contrat ; que de même, la commune n'invoque aucune circonstance particulière devant conduire à ne pas faire application du contrat au motif que son exécution aurait commencé avant sa notification ;

7. Considérant, en deuxième lieu, que, sous réserve de dispositions spécifiques, le principe d'égal accès à la commande publique implique, ainsi que le rappelle l'article 16 actuel du code des marchés publics, que la durée d'un marché doit être fixée, compte tenu des besoins de la personne publique, en fonction de la nature des prestations et de la nécessité d'une remise en concurrence périodique ; que, si la commune de Baie-Mahault soutient que la durée de dix ans du marché initial, conclu en 1991 pour la location de trois mobiliers urbains, serait disproportionnée, elle n'apporte toutefois aucun élément permettant d'établir que la durée du contrat ne serait pas en rapport avec la nature des prestations ; qu'en l'absence de tels éléments, elle ne peut demander que le litige ne soit pas résolu sur un fondement contractuel en invoquant l'illicéité du marché à raison de sa durée ;

8. Considérant, en troisième lieu, qu'en vertu des dispositions du I de l'article 2 de la loi du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions, désormais codifiées à l'article L. 2131-1 du code général des collectivités territoriales : " Les actes pris par les autorités communales sont exécutoires de plein droit dès lors qu'il a été procédé à leur publication ou à leur notification aux intéressés ainsi qu'à leur transmission au représentant de l'Etat dans le département ou à son délégué dans le département " ; que l'absence de transmission de la délibération autorisant le maire à signer un contrat avant la date à laquelle le maire procède à sa signature constitue un vice affectant les conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement ; que, cependant, eu égard à l'exigence de loyauté des relations contractuelles, ce seul vice ne saurait être regardé comme d'une gravité telle que le juge doive écarter le contrat et que le litige qui oppose les parties ne doive pas être tranché sur le terrain contractuel ;

9. Considérant qu'il résulte de ce qui précède que la commune de
Baie-Mahault n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Basse-Terre a fait application du contrat conclu avec la société Serco en 1991 pour régler le litige relatif à son exécution ;

Sur les vices affectant les contrats nés d'une tacite reconduction :

10. Considérant que les nouveaux contrats conclus en application d'une clause de tacite reconduction en 2001 et en 2006 l'ont été en méconnaissance des obligations de publicité et de mise en concurrence incombant à la commune ; que cette clause de tacite reconduction a été mise en oeuvre à deux reprises alors que la durée initiale du contrat était déjà de dix ans ; qu'il résulte de l'instruction que, dès le premier renouvellement en 2001, les parties ne pouvaient ignorer que l'application de cette clause constituait une violation manifeste des règles de la commande publique et avait pour effet de prolonger de cinq ans un marché conclu initialement pour une longue durée ; qu'en l'espèce, l'application de cette clause ne pouvait que manifester une volonté de faire obstacle aux règles de la concurrence pour faire bénéficier la société Serco de l'exclusivité de ces prestations ; que, dans les circonstances de l'espèce, cette irrégularité doit être regardée comme particulièrement grave et comme ne permettant pas de régler le litige sur le terrain contractuel à compter du renouvellement du contrat en 2001 ; que par suite, c'est à tort que le tribunal administratif s'est fondé sur le terrain contractuel pour évaluer les sommes dues par la commune à la société Serco pour la période postérieure au renouvellement du contrat ;

11. Considérant qu'il appartient au Conseil d'Etat, saisi de l'ensemble du litige par l'effet dévolutif de l'appel, d'examiner les autres moyens soulevés par la société Serco devant le tribunal administratif de Basse-Terre et la cour administrative d'appel de Bordeaux ;

Sur les sommes dues au titre de l'exécution du contrat de 1991 à 2001 :

12. Considérant qu'en vertu de l'article 7 du contrat, la période initiale de dix ans a débuté le 29 novembre 1991, date de l'installation des trois journaux électroniques établie par un procès-verbal signé par les deux parties ; qu'il résulte de l'instruction, notamment de la liste des factures non réglées, produite par la société Serco et non contestée par la commune, que celle-ci reste redevable pour la période allant jusqu'au 29 novembre 2001 d'une somme de 768 689,70 euros, y compris les intérêts moratoires et les intérêts de ces intérêts arrêtés au 31 octobre 2006 ; que cette somme doit elle-même être assortie des intérêts moratoires à compter du 17 janvier 2008, date à laquelle la société Serco a produit devant le tribunal administratif de Basse-Terre l'état récapitulatif et actualisé des sommes dues, ainsi que de leur capitalisation à chaque échéance annuelle depuis cette date et jusqu'à la date de la présente décision ;

Sur les sommes dues au titre de la responsabilité quasi-contractuelle et
quasi-délictuelle de la commune pour l'exécution des prestations à compter de 2001 :

13. Considérant que l'entrepreneur qui s'est prévalu des stipulations d'un contrat écarté par le juge peut prétendre, sur un terrain quasi-contractuel, au remboursement de celles de ses dépenses qui ont été utiles à la collectivité envers laquelle il s'était engagé ; que les fautes éventuellement commises par l'intéressé antérieurement à la signature du contrat sont sans incidence sur son droit à indemnisation au titre de l'enrichissement sans cause de la collectivité, sauf si le contrat a été obtenu dans des conditions de nature à vicier le consentement de l'administration, ce qui fait obstacle à l'exercice d'une telle action ; que dans le cas où le vice du contrat résulte d'une faute de l'administration, l'entrepreneur peut en outre, sous réserve du partage de responsabilités découlant le cas échéant de ses propres fautes, prétendre à la réparation du dommage imputable à la faute de l'administration ; qu'à ce titre il peut demander le paiement des sommes correspondant aux autres dépenses exposées par lui pour l'exécution du contrat et aux gains dont il a été effectivement privé, notamment du bénéfice auquel il pouvait prétendre, si toutefois l'indemnité à laquelle il a droit sur un terrain quasi-contractuel ne lui assure pas déjà une rémunération supérieure à celle que l'exécution du contrat lui aurait procurée ;

14. Considérant que si la commune a irrégulièrement renouvelé le contrat en application de la clause de tacite reconduction, ce qui conduit à ce que le litige ne soit pas réglé sur le terrain contractuel pour la période postérieure au 29 novembre 2001, la société Serco, société spécialisée dans les marchés de mobilier urbain, filiale de la société Decaux, a elle-même commis une faute en se prêtant volontairement à des renouvellements dont, compte tenu de son expérience, elle ne pouvait ignorer l'illégalité ; que cette faute de la société constitue la cause directe de son préjudice subi à raison de l'irrégularité des contrats renouvelés ; que la société Serco n'est ainsi pas fondée à demander une indemnisation sur un terrain quasi-délictuel, nonobstant la faute de la commune ; qu'elle ne peut, par suite, prétendre qu'au remboursement de ses dépenses utilement exposées pour la commune de Baie-Mahault à compter du 29 novembre 2001 ;

15. Considérant que si la société Serco, qui s'appuie sur l'évaluation d'un expert-comptable, réclame au titre de l'enrichissement sans cause de la commune de
Baie-Mahault pour la période postérieure au 29 novembre 2001 une somme de 381 040,49 euros, il résulte de l'instruction, notamment de cette évaluation, qui n'est pas sérieusement contestée par la commune, que les seules dépenses utiles à cette dernière s'élèvent à un montant de 176 803,76 euros, valeur intrinsèque des prestations fournies à la commune, hors prise en compte des frais financiers, d'assurance et d'une quote-part frais généraux dont l'utilité à la collectivité n'est pas en l'espèce établie ; que cette somme sera assortie d'intérêts moratoires à compter du 17 janvier 2008 et de leur capitalisation à chaque échéance annuelle jusqu'à la date de la présente décision ;

16. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que la somme que la commune de Baie-Mahault a été condamnée par le tribunal administratif de Basse-Terre à verser à la société Serco doit être ramenée à 945 493,46 euros, assortie des intérêts moratoires à compter du 17 janvier 2008 et de leur capitalisation à chaque échéance annuelle depuis cette date, dont devront être déduites les provisions déjà versées ;

17. Considérant que la présente décision rend sans objet les conclusions à fin de sursis à exécution du jugement du tribunal administratif de Basse-Terre ;

Sur l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

18. Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la société Serco une somme de 3 000 euros à verser à la commune de Baie-Mahault au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ; que les mêmes dispositions font obstacle à ce qu'il soit mis à la charge de la commune de Baie-Mahault qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante, le versement de la somme demandée par la société Serco ;



D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt n° 08BX02268 - 08BX02707 du 11 mars 2010 de la cour administrative d'appel de Bordeaux est annulé.
Article 2 : La commune de Baie-Mahault est condamnée à verser à la société Serco une somme de 945 493,46 euros, assortie des intérêts moratoires à compter du 17 janvier 2008 et de leur capitalisation à chaque échéance annuelle depuis cette date, dont devront être déduites les provisions déjà versées.
Article 3 : Le jugement n° 01-27 du 26 juin 2008 du tribunal administratif de Basse-Terre est réformé en ce qu'il a de contraire à la présente décision.
Article 4 : Il n'y a pas lieu de statuer sur les conclusions de la commune de Baie-Mahault à fin de sursis à exécution du jugement du tribunal administratif de Basse-Terre.
Article 5 : La société Serco versera à la commune de Baie-Mahault une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 6 : Le surplus des conclusions de la commune de Baie-Mahault est rejeté.
Article 7 : Les conclusions présentées par la société Serco sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 8 : La présente décision sera notifiée à la commune de Baie-Mahault et à la société Serco.

ECLI:FR:CESSR:2012:340647.20121010
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